Colloque du Réseau de Théorie Politique Normative
« La philosophie politique à l’épreuve du marché : entre critique, acceptation et célébration »
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Amphi MF 1092, bâtiment ‘Michel Falise’, 13 rue de Toul
Colloque ESPOL-Lab accessible en présentiel
Tous les ans, ESPOL-Lab organise des conférences de science politique. Accès sur inscription aux membres de l’Université Catholique de Lille et aux externes.
Résumé
La philosophe politique contemporaine, et en particulier les théories de la justice, entretiennent un rapport malaisé avec le marché. D’un côté, certains pointeront en direction de la branche de l’économie normative pour trouver un traitement philosophiquement sophistiqué du marché. Ils soutiendront dans la foulée que leur approche fournit les bases d’une critique philosophique robuste des inégalités produites par le marché. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs voulu fournir les justifications philosophiques de politiques publiques visant à corriger des inégalités induites par le marché dans plusieurs domaines (santé, éducation, emploi, etc) (voir le classique Hausman et McPherson, 2006). D’un autre côté, le marché est rarement au centre de leurs investigations philosophiques. Le résultat ? Ils nous laissent ou bien avec des analyses relativement superficielles du capitalisme et ses institutions (comme le marché, mais aussi l’entreprise, la propriété privée, etc.) ou bien avec des analyses démesurément abstraites de la « répartition des charges et bénéfices de la coopérations sociale », pour prendre l’expression rawlsienne consacrée. Et lorsqu’ils ne pèchent pas superficialité, ils le font par négligence. En effet, au tournant du dernier millénaire et au début de celui-ci, le marché a été largement délaissé comme objet d’études par beaucoup de philosophes politiques. Ceux-ci l’ont alors relégué aux marges de leur préoccupations théoriques et politiques, préférant centrer leurs efforts sur les enjeux de la gestion de la diversité culturelle ou encore ceux de la démocratie délibérative.
Cependant, et comme le soulignait déjà Anne Phillips en 2008, l’histoire récente des théories de la justice n’est pas seulement celle de la négligence du marché, mais aussi celle de son acceptation graduelle, plus ou moins implicite (Phillips 2008). Cette acceptation est parfois motivée par un souci de réalisme, dans un monde « postsocialiste » où les marchés sont omniprésents et où les alternatives sont souvent l’objet de moqueries en raison de leur manque de « réalisme ». Dans cette optique, même les perspectives critiques les plus radicales doivent apprendre à « vivre avec la main invisible du marché » (Hussain, 2023). D’autres fois, l’acceptation est inspirée par une authentique défense de certains mérites du marché, tels que son efficacité, sa promotion de la liberté individuelle ou encore sa capacité à répondre à des besoins diversifiés.
À l’heure de la recrudescence des inégalités économiques et de la montée en influence des discours sur la méritocratie, un renouveau d’intérêt pour le marché comme objet d’étude à part entière se manifeste aujourd’hui dans le champ de la philosophie politique (Sandel 2020, Hussain, 2023). La littérature sur les « limites morales du marché » et les « marchés contestés » a amplement contribué à ce renouveau, mais elle présente aussi de nombreux impensés (Satz 2010, Sandel 2011). Certaines approches ont voulu questionner la focalisation sur la « distribution » des biens pour attirer l’attention sur les relations de marchés (Phillips 2008, Anderson 2017). Certains, comme Joseph Heath, ont voulu fonder une théorie ambitieuse du marché, de l’entreprise et de l’État-providence sur une lecture normative du concept d’efficience, le tout doublé d’une relecture philosophique des grandes écoles de la science économique (Heath 2014). Enfin, d’autres ont voulu intégrer le marché aux préoccupations contemporaines des théories de la justice comme l’étude des injustices épistémiques ou environnementales (Herzog 2023).
On notera également la montée en puissance du mouvement des bleeding heart libertarians, une constellation de penseurs du marché qui occupent désormais un espace philosophique important dans le monde anglo-américain. Depuis la crise financière de 2008, les principaux artisans de ce mouvement, comme John Tomasi, Jason Brennan et Deirdre McCloskey, ont publié plusieurs essais sur un blogue du même nom, parfois qualifié de version internet de la Société du Mont-Pèlerin. Chez eux, l’acceptation fait place à la célébration, le marché étant présenté comme l’institution par excellence de la liberté humaine. C’est ce qui a conduit Jason Brennan et Peter Jaworski à soutenir que « le marché est la plus grande invention de l’histoire de l’humanité » (Brennan et Jaworksi 2015). C’est ce renouveau de la célébration libertarienne du marché qu’il s’agira également d’interroger.
Il est également permis d’espérer que l’étude du marché puisse contribuer à organiser enfin une rencontre plus fructueuse entre les études sur la justice sociale et celles sur le néolibéralisme. Cela est important, car le rapport entre les deux est pour le moins étrange. D’un côté, les études sur le néolibéralisme cherchent à reconstruire les bases d’une « théorie politique du marché » compris comme « rationalité politique », i-e un ensemble assez vaste de discours, dits et non-dits, prémisses et arguments basés sur la logique de marché (Biebricher, 2019, Brown, 2015).
Cependant, étant largement dominées par les approches néo-marxistes et néo-foucaldiennes, elles ont tendance à sous-estimer le thème de la justice sociale, qui demeure relativement étranger à leurs grilles d’analyse. De l’autre côté, les théoriciennes et théoriciens de la justice n’ont toujours pas traité sérieusement le néolibéralisme comme « problème ». C’est ce qui a conduit Katrina Forrester à affirmer que ce qui pose problème avec les théories de la justice est précisément que celles-ci ne peuvent pas prendre appui sur une théorie sociale crédible (Forrester 2018).
Ce colloque se propose d’explorer à la fois cette négligence et cette résurgence d’intérêt tout en examinant les implications théoriques et pratiques d’une intégration un peu plus sérieuse du marché dans les réflexions contemporaines en philosophie politique.